MARS – Chapitre 3 : L’oiseau rare7 min de lecture
- Tu as vu ça ? Impressionnant !
Non, il n’avait rien vu. Rien du tout. Comme d’habitude, il était trop préoccupé par ses propres pensées. Il lui jeta un regard vague, pesta intérieurement et acquiesça avec un sourire forcé.
- Quelle chance d’avoir été là !
Elle enfonçait le couteau dans la plaie. Quelle insensibilité ! Il fulmina et s’éloigna un peu, afin qu’elle ne s’en rende pas compte. Il se calma au bout d’un moment puis commença à penser au lendemain : il fallait bien penser à tout ce dont il avait besoin, peser chaque scénario possible et préparer la journée en fonction. Elle se rapprocha, interrompant ses pensées.
- On va au cinéma après le travail ?
- Je dois préparer la journée de demain, je ne pourrais pas.
- Demain, il se passe quoi ?
- La présentation.
- Tu ne l’as pas finie ?
- Si, bien sûr, mais je dois penser à tout le reste.
Voyant son regard stressé, elle n’osa pas insister. Pour elle, rien ne justifiait de refuser sa proposition.
Cinq heures du matin. Les chiffres du réveil s’illuminèrent quelques secondes, le temps de prendre connaissance de cette information. Encore deux heures avant de se lever. Il faudra penser à racheter du yaourt, il n’en restait que deux. Il n’avait pas eu de nouvelles d’untel depuis plusieurs semaines, il faudra lui écrire. Et puis, il avait pensé à autre chose, mais impossible de s’en rappeler. Il commença à s’agiter sous les couvertures et tenta de se concentrer pour se souvenir de quoi il s’agissait. Il essaya de chasser cet agacement de son esprit, mais il n’arrivait pas à rester tranquille. Il releva la couette par-dessus sa tête, comme pour étouffer l’énervement. Son esprit vagabonda sur autre chose puis reprit en boucle sur la liste de choses à faire. Il finit par s’endormir autour de 6h40, et son alarme sonna, comme prévu, vingt minutes plus tard. Dès le réveil, la fatigue le gagna.
Il démarra sa journée, comme toutes les autres, la tête pleine des événements à venir et des regrets de ce qu’il n’avait pas fait la veille.
Dès son arrivée au travail, sa collègue l’arrêta : “Alors, prêt ?”. Bien sûr qu’il était prêt. De toute façon, il n’avait pas le choix. Il prit sur lui et répondit : “Oui, oui. Et ce film alors ?”. Elle confirma qu’il était excellent et qu’il devait absolument aller le voir. Il pesta intérieurement. Il aurait pu y aller finalement…
Sa présentation se passa bien, il réussit à cacher son stress et son malaise, comme toujours. A la sortie de la réunion, il commença à réfléchir à ses prochaines tâches.
- On va fêter ta réussite ?
- Non, je dois m’y remettre.
- Quelle est l’urgence ?
- Je dois démarrer le projet MP453.
- Tu viens de boucler le 452, tu ne veux pas profiter pour souffler un peu de cette satisfaction du travail accompli ? Tu peux démarrer le 453 demain !
Il était incapable de faire ça. Il fallait toujours anticiper, être en avance, de peur d’être en retard. Surtout ne pas s’arrêter. Le silence qui suivit fut pesant. Elle commençait à comprendre.
- Tu ne profites jamais du moment que tu vis ? J’ai l’impression que ta tête est toujours au lendemain.
Interloqué, il ne répondit pas. Il savait bien que les gens le trouvaient singulier, mais jamais personne ne lui avait fait de remarque précise ou n’avait pointé le problème. Une angoisse l’empoigna. Comme jamais. Sa respiration devint difficile. Sa vue se brouilla. Lorsqu’il reprit conscience de ce qui se passait autour de lui, la cheffe de service était à ses côtés. Elle tenait un petit flacon sous son nez. Il regarda autour de lui. Sa collègue avait l’air très inquiète.
- Je suis désolée, marmonna-t-elle.
Ce n’était pas sa faute, mais il n’arriva pas à articuler les mots.
- Rentrez vous reposer mais prenez rendez-vous chez votre médecin, je ne veux pas vous voir tant qu’il ne vous a pas examiné.
- Tout va bien, balbutia-t-il.
- Rentrez chez vous, répéta-t-elle.
Il fit signe à sa collègue de ne pas s’en faire, prit ses affaires puis sortit du bâtiment. Qu’allait-il donc faire maintenant ? Il n’avait rien prévu pour cette journée.
Le voilà chez lui, seul face à toutes ses pensées. L’horreur ! Que devait-il planifier ? Que devait-il faire ? Tant de choses se bousculaient dans son esprit. Il se sentait encore tout retourné de sa crise du matin. Il attrapa machinalement son téléphone puis appela le médecin pour prendre rendez-vous. Et maintenant ? pensa-t-il. Il reprit l’engin qu’il venait de poser puis passa d’application en application, sans concentration aucune, le cerveau perdu dans un flux de pensées incessantes, se cognant les unes aux autres.
Il finit par se lever puis décida de faire une liste de choses à faire, tant qu’à être chez lui. Pour aujourd’hui, demain et les jours à venir. Planifier, toujours planifier. Anticiper, toujours anticiper.
- Je connais plusieurs psy dans le quartier que je peux vous recommander. Vous avez clairement eu une crise de panique sévère, je pense qu’il serait bon que vous consultiez.
Un psy ? Vraiment ? Mais il maîtrisait tout à la minute dans sa vie, pourquoi voir un professionnel pour le cerveau ? Il prit la feuille avec les recommandations, sans rien dire.
- Essayez, et si vous n’êtes pas convaincu, tentez autre chose. Mais je vous conseille vivement de ne pas laisser traîner cette situation, insista-t-elle, sentant sa réticence.
- D’accord, dit-il d’une voix absente.
Il marcha d’un pas lent à la sortie du cabinet, se demandant quelle était la bonne démarche à suivre. Ignorant les recommandations du médecin, il rentra continuer sa to-do list. Il la passa en revue sur le chemin : telle course, tel appel, tel dossier, telle tâche. En rentrant, un oiseau rare passa dans les branches d’un arbre, mais il ne le vit pas.
Il commença par la première entrée de sa liste. A la quatrième, son cœur commença à battre un peu plus vite : comment allait-il finir à temps ? Il prit du temps à préparer son repas, qu’il finit tout juste pour 20h. Il l’avala sans même sentir les saveurs, car son cerveau était trop occupé à planifier le lendemain.
Il se leva de bonne heure pour sa séance de sport. Le médecin lui avait recommandé une pause de quelques jours, quelle idée ! Puis il sortit faire des courses. Il passa en revue la liste, pour être sûr de ne rien oublier. Dans le même arbre, l’oiseau rare était revenu. Il ne le vit toujours pas.
Son téléphone sonna au même instant : sa collègue voulait de ses nouvelles. Il marmonna que tout allait bien et qu’il était en route pour les courses. Elle sentit bien que ce n’était pas la grande forme. Elle demanda s’il avait bien vu le médecin, il répondit qu’elle avait confirmé que, physiquement, tout allait bien. Il ne parla bien entendu pas des recommandations…
- Pourquoi pensez-vous toujours au lendemain ?
- Pour être préparé, pour que tout se passe bien.
- Pourquoi tout ne se passerait pas bien ?
Silence.
Il avait finalement appelé un psy, après une nouvelle crise de panique et des réprimandes de son médecin, de son responsable et de sa collègue.
***
Quelques mois plus tard, il rentrait de son rendez-vous, lorsqu’il vit quelque chose bouger dans l’arbre près de chez lui. C’était un bel oiseau. Une simple pie, en train de chanter. Il s’arrêta pour la regarder, et il se rendit compte que cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas écouté ce chant si reconnaissable.