
La tête dans les étoiles (1/3)13 min de lecture
L’émerveillement face à ce spectacle me transporte. J’ai toujours aimé observer le ciel, essayer de comprendre ce qu’il se passe là-haut, me laisser éblouir par l’impossibilité de l’infini. Ce firmament qui met à rude épreuve notre logique terrestre, comme un monde imaginaire, est quelque chose d’incroyable.
Tous les soirs, en rentrant de l’université, je pose une grande couverture au sol, sur l’herbe, et je m’allonge. Je vois les branches des arbres bouger au gré du vent et j’écoute les bruits de la nature. Mon lieu de prédilection est un endroit calme du bois de Vincennes, où je peux éviter la foule. Une sorte de mini-clairière, entourée d’arbres.
L’été, je prends un livre et un pique-nique et je regarde les nuages en attendant que les étoiles apparaissent. L’hiver, j’ai toujours un thermos de thé et des petits gâteaux pour tenir face au froid. Bien sûr, quand je dis “tous les soirs”, ce n’est pas vraiment chaque jour. Mais ce rituel m’importe beaucoup et, dès que ma soirée est libre ou la météo pas trop rude, j’y suis.
Bien entendu, le bois de Vincennes n’est pas l’endroit idéal pour observer les étoiles, mais il reste moins “pollué” en lumière. Je prends avec moi une lampe torche puissante pour rentrer, afin de bien voir mon chemin. Dans mon sac, j’ai un sifflet et un pepper spray. On ne sait jamais… Même si mes rares compagnons sont en général des gens peu recommandables, ils ne sont pas méchants. Je préfère être prudente, le monde est plein de surprises, bonnes et mauvaises.
Une chose est certaine : il en faudrait beaucoup pour que j’arrête mon rituel. Il m’est vital, comme une respiration dans mes folles journées. La course ne s’arrête jamais dans mon esprit, sauf à ce moment-là. Un sentiment de sérénité et de grandeur m’emporte. Certes, mon esprit est en ébullition, mais avec un flottement qui ralentit le temps. J’ai toujours mon carnet sous la main, pour noter les nombreuses pensées qui peuvent me traverser l’esprit.
Ce soir, munie de mes jumelles, j’observe la pleine lune inonder le ciel de sa lumière. Je ne me lasse pas de sa rondeur, de ses cratères, de l’aura pleine de mystère qu’elle dégage. Il est bientôt l’heure de rentrer, mais mon appartement ne me paraît pas aussi accueillant qu’à l’ordinaire. A contrecœur, je remballe mes affaires et je me dirige vers la sortie du bois. C’est là que je l’entends. Un cri strident. Mon cœur se met à rugir dans ma cage thoracique. J’ai deux choix : soit je cours le plus vite et le plus loin possible, soit je me dirige vers le cri et j’essaie de venir en aide à la personne concernée. Mon instinct animal me dit de fuir, ma droiture me dit d’aller aider. Je prends mon téléphone tout en essayant de diriger la lampe torche vers l’endroit d’où vient le cri. J’avance doucement tout en prévenant les secours de ce que je viens d’entendre. Un cri déchirant, la frayeur incarnée. L’officier de police m’ordonne de me retirer. Son insistance et son autorité ont raison de mon faible courage. Je rebrousse chemin, en jetant des regards peu rassurés derrière moi. J’entends la sirène de police.
Malgré les instructions, poussée à la fois par une curiosité sans borne et un voyeurisme malsain, je reste dans les parages, aux abords du bois. Je vois la voiture de police entrer dans la bois et s’arrêter là où elle n’a plus la place d’aller. Les deux policiers courent vers le lieu que je leur ai indiqué quelques minutes plus tôt. Tout semble aller à la fois très vite et très lentement. Mon cœur bat la chamade, mon estomac se noue, ma gorge se serre. J’essaye de me calmer, tentant de me persuader que mon imagination me joue des tours. J’entends les pas des policiers revenir, plus tranquillement. L’un d’entre eux parler dans son talkie-walkie. Quelques secondes plus tard, mon téléphone vibre. Numéro inconnu. Mon cœur se met à battre plus fort.
- Allo ? dis-je d’une voix peu assurée.
- Vous nous avez appelés, pour nous informer d’une possible agression au bois de Vincennes.
L’officier au téléphone me répète mes mots, à quelques différences près. J’acquiesce tout du long. Il m’indique que ses confrères n’ont rien trouvé. L’endroit est désert. Je m’excuse pour le dérangement et assure avoir entendu un cri.
- Ce n’était probablement rien. Le lieu et la nuit ont probablement joué sur votre imagination.
Je ne sais pas trop quoi dire, dois-je continuer d’insister ou laisser tomber ? J’opte pour la deuxième option. Je ne sais plus que croire, le doute s’immisce dans mon esprit. Je m’excuse une nouvelle fois d’avoir dérangé les forces de l’ordre et je raccroche. Je reste immobile quelques instants. Il est temps pour moi de rentrer. Le sommeil me fera le plus grand bien…
Le lendemain matin, j’ai l’impression que tout cela est un mauvais rêve. La nuit a probablement amplifié toutes mes peurs enfouies. Je m’attelle à ma journée : j’allume la radio pour écouter un peu de musique tout en me préparant un bon petit déjeuner. On est samedi et je peux prendre le temps. Le premier jour du week-end est de loin mon préféré : je ralentis par rapport à la semaine et je me consacre à moi-même. Même si j’ai quitté le monde de l’entreprise qui m’étouffait, je maintiens ce rituel de pause de fin de semaine. Le reste du temps, j’oscille entre mes activités d’indépendante et les études que j’ai reprises. Meilleure décision de ma vie… J’ai oscillé pendant des années entre des situations les plus pourries les unes que les autres. Managers toxiques, collaborateurs hypocrites, jeux politiques… Alors que moi, je ne voulais que faire mon travail consciencieusement. Le nombre de remarques déplacées que je me suis prises pour avoir simplement voulu faire mon travail correctement… Bref, tout cela est dans le passé maintenant, et, ce matin, je respire avec plaisir les émanations de ma poêle. Oeufs brouillés, bacon et pancakes au programme !
Je réfléchis à tout cela quand j’entends à la radio : “Un meurtre étrange au bois de Vincennes. Une jeune femme étendue morte dans une vieille cabane à outils. Le jardinier a retrouvé le corps inanimé ce matin, alors qu’il s’apprêtait à démarrer sa journée. Il est sous le choc mais a accepté de répondre à nos questions”. J’écoute le reste d’une oreille. Je suis comme happée dans une autre dimension. Je suis là mais ailleurs. Moi qui croyais que tout cela n’était dû qu’à mon imagination… Je capte des bribes d’informations. Je ne veux pas gâcher ma journée de détente. Une odeur me rappelle à la réalité : le bacon qui va brûler. J’éteins tout et je m’assois pour respirer cinq secondes.
Je retourne le problème dans tous les sens : mon témoignage aurait-il une importance ? Ils ont mon numéro s’ils veulent me rappeler. Non, je suis convaincue : je ne peux rien faire de plus qu’attendre si on a besoin de moi. Mais tout cette histoire me perturbe malgré tout. Le cri que j’ai entendu n’avait peut-être rien à voir ? C’était peut-être même un animal ? Allez savoir…
—
Je me balade après ma journée à l’université. Cette histoire d’agression me semble lointaine. J’ai refusé qu’elle ne vienne casser mes rêves d’étoiles. Il fait encore grand jour, une brise fraîche vient soulager la température estivale. Des lunettes de soleil octogonales, posées sur un nez bruni par l’exposition au soleil, me permettent d’observer à l’envi le paysage verdi du bois. Je porte une légère veste en coton bleue par-dessus ma tenue, un jeans et un t-shirt coloré. Mon sac en bandoulière pèse sur mon épaule, à cause du livre d’observation astronomique et des jumelles qui s’y trouvent. Je me sens pourtant fatiguée et ne suis pas certaine de tenir jusqu’à la tombée de la nuit. Changement de programme : je propose une sortie de dernière minute à des amis, afin de profiter d’un verre en terrasse. Je quitte à regret le bois pour me rendre au lieu de rendez-vous. Le hasard – ou non – fait que je repasse par le lieu de l’agression du mois précédent. Alors que je m’apprête à passer la frontière bois-ville, un cri se fait entendre. Le même. Exactement. Mes poils se hérissent. Il n’y a pas une once de différence, comme si le son provenait de la même personne ou du même animal. Cette fois, la peur prend nettement le dessus, et je me mets à courir. Je n’appelle pas la police, je n’en parle à personne, mais mon cœur bat à cent à l’heure lorsque j’arrive au bar. Je suis la première. Je vais au comptoir et demande un shot de vodka. Je l’avale d’un trait. L’alcool brûle ma gorge et emplit mon ventre d’une sensation réconfortante. Je respire, je me calme. Je n’essaye plus de trouver d’explication rationnelle, comme je l’ai fait tout le long du chemin. Il n’y en a pas. Je décide d’oublier du mieux que je peux l’événement, de mettre en pause mes pensées, et de profiter de la soirée.
Cette nuit-là, impossible de dormir. L’alcool, l’adrénaline, le tourbillon de mon esprit… Trop d’éléments m’en empêchent. Je décide donc de me lever, d’allumer la lumière et mon ordinateur. Les mots défilent sous mes doigts. Il me faut raconter cette histoire. Il me faut dépasser la peur et enquêter. La recherche est mon travail : quelle différence de rechercher dans des livres et des interviews que de chercher dans la nature et des interviews ? Il est trop tard pour faire marche arrière, mon esprit ne me laissera pas tranquille tant que le mystère ne sera pas résolu. Alors, je commence par écrire tout ce qui concerne cette affaire, tous les faits que j’ai en ma possession.
13.06 – 20h30 – bois de Vincennes – un cri retentit – appel police – conclusion
14.06 – 9h05 – maison – radio, annonce meurtre
11.07 – 20h30 – bois de Vincennes – cri de nouveau entendu
Action suivante : enquêter
Je n’ai pas grand chose en ma possession. Comment obtenir plus d’éléments ? Je ne peux prétendre demander des informations à la police. Ma première source sera internet : chercher les articles de presse concernant le sujet, peut-être des discussions sur les réseaux sociaux… Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Cependant, parfois, il suffit d’un clic, d’un moment de chance et le hasard (ou le destin ?) nous amène au bon endroit.
“Le cri de Vincennes. Une fois par semaine, les vendredis, un cri retentit Route de l’épine, en périphérie du bois de Vincennes. Aux alentours de 20h30, toujours le même cri. Cela fait maintenant un mois que cela dure. La police ne veut rien entendre. Pourtant, à deux reprises au moins, un incident a été rapporté près de l’endroit en question.”
Je n’ai donc pas rêvé. Il y a bien quelque chose qui se trame. Les faits sont détaillés dans l’article : une personne a entendu un cri et, comme moi, elle a décidé de se renseigner et d’enquêter. Je me trouve face à deux possibilités : laisser tomber cette histoire, sachant que mon esprit sera soulagé du fait que quelqu’un d’autre s’en soucie, ou tenter de contacter cette personne pour enquêter ensemble. Continuer toute seule n’a pas d’intérêt.
Je regarde par la fenêtre. La cour de l’école d’en face, dans l’obscurité, est d’un calme inquiétant. Le fantôme des jeux et des cris plane au-dessus de l’aire de jeux. Mon ordinateur indique 3h21. Je ne sais pourquoi je me sens autant concernée par cette histoire. Si j’avais vu un accident de voiture, est-ce que j’aurais autant souhaité m’impliquer ? Le mystère qui plane autour de cette histoire est responsable de mon intérêt trop vif. Tous ces romans, tous ces films, j’ai l’impression de les vivre d’une certaine manière et je n’ai pas envie d’en sortir. Je suis happée par cette affaire, et je ne me l’avoue qu’à moitié. Ce n’est pas le stress ou l’inquiétude, ou encore même le devoir moral, qui me pousse à agir. C’est l’adrénaline, l’envie d’éclaircir ce mystère, le besoin de sortir de ma routine. Cinq mois plus tôt, j’ai vécu une expérience… dont je ne suis pas encore prête à parler, et résoudre cette énigme me permettrait d’aller au-devant de cela, pour une raison obscure.
J’ai fini par m’endormir autour de 5h. En me réveillant, le réveil indique 10h. Le soleil perce à travers les volets. Cela faisait des années que je ne m’étais pas levée aussi tard. Mon premier réflexe est de regarder mes mails pour voir si j’ai une réponse : rien. Le blogger n’a pas mordu à l’hameçon. Tant pis. C’est peut-être pour le mieux. Mes pensées étaient probablement brouillées par l’alcool et l’ombre de la nuit. Je pense à tout cela sous la douche – une bonne douche froide pour me remettre les idées en place. Mais, en me posant pour prendre un léger petit déjeuner, je vois mon téléphone s’allumer.
RDV visio ?
La personne est prudente, ça me va. Pas de numéro échangé, simplement une discussion pour se voir, s’entendre et se jauger. J’attends deux minutes avant de répondre :
Parfait. 12h ?
Je reçois un lien de connexion dans la minute qui suit. Il est 10h43. Plus qu’une heure et vingt-sept minutes à attendre…

Two shadows
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