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L’âme des dragons16 min de lecture

Il regardait les fumées s’échapper des marmites de boue. La nature n’était pas clémente dans cette partie du monde. Mais son esprit ne se concentrait pas sur les volutes empoisonnées. Il craignait qu’elle ne vienne pas. Comme pour répondre à son angoisse, un oiseau noir, vague cousin du corbeau, passa à toute volée au-dessus de sa tête. Les animaux savaient qu’il ne faisait pas bon traîner dans les parages.

  • Désolée pour le retard.

Il se retourna. Elle se tenait debout, derrière lui, l’épée toujours à la main, la cape maculée de sang. 

  • Que s’est-il passé ? demanda-t-il calmement.
  • Des mercenaires brogiolites. 
  • Combien ?
  • Quatre.
  • Tu les as neutralisés seule ?
  • Bien sûr. Ils ne sont pas très malins.

Il opina du chef.

  • Partons d’ici, le vent tourne.

Ils se mirent en route, dans la direction opposée des marmites. 

  • Pourquoi ce rendez-vous ? 
  • Cela faisait bien trop longtemps que nous nous étions vus.
  • Et la vraie raison ?

Il s’arrêta imperceptiblement avant de reprendre son chemin.

  • Pas le temps pour les papotages ?
  • Pas vraiment. En tous les cas, je préfère les laisser pour plus tard.
  • Bien. 

Il rassembla ses pensées.

  • Nous avons besoin de toi pour défendre le village.
  • Je t’ai dit que je ne reviendrai pas.
  • Le danger est grand, Estelind, tu ne peux pas laisser mourir les tiens.
  • Lorsqu’ils m’ont chassée, je n’avais pas vraiment l’impression d’être des leurs.

Elle détourna le regard. Elle n’aimait pas se remémorer cette période de sa vie. Elle avait décidé en ce jour fatidique de ne plus laisser l’émotion prendre le dessus.

Ils arrivèrent à la taverne de Pottur Drullu. Le reste de leur marche s’était fait dans le silence et la contemplation.

  • Comment te faire changer d’avis ? finit par dire Iisqua.
  • Je ne sais pas.
  • Il existe donc peut-être un moyen.
  • Peut-être.

Estelind savait bien, au fond d’elle-même, qu’elle ne pourrait laisser un village courir à sa perte, même celui-ci. 

  • Ne peux-tu demander de l’aide à personne d’autre ?
  • Pas sans une somme considérable. Trop de danger. 
  • Je ne comptais pas particulièrement travailler gratuitement.
  • Je le comprends. Je ne comptais pas te demander une faveur si grande. 
  • Bien. 

Le silence retomba. Ils burent leur pinte en silence, le temps que leur repas soit servi. 

  • Tu sais, les hommes sont bêtes. Tu ne peux pas leur en vouloir éternellement.
  • Si, je le peux. Mais je ne le souhaite pas particulièrement. 
  • Depuis dix ans, tu portes cela dans ton coeur. Cette quête peut être le moyen de t’en défaire. 
  • Je ne sais pas.

Estelind se laissa porter par ses pensées. Dix ans auparavant.

  • Tu n’es pas des nôtres. Nous t’avons logée, habillée, nourrie. Maintenant que tu es grande, il est temps de t’en aller.

Son père venait du village en question, un village d’hommes. Sa mère était une elfe de la forêt de Bangdole, à quelques kilomètres de là. Leur amour n’avait été accepté par personne, ils s’étaient donc installés dans la forêt, isolés de tous. Ils avaient donné naissance à une adorable créature, qu’ils adoraient plus que tout. Un jour, alors qu’elle avait quatre ans, une bande de brigands avaient attaqué leur maison. Son père s’était défendu, en avait tué deux et blessé deux autres. Le cinquième, le chef, un Gobelin, l’avait transpercé de sa lance. Sa mère prit l’enfant et s’en alla en courant vers le village. Elle ne pensait qu’à une chose : protéger sa fille. Les yeux pleins de larmes, la rage au coeur, une flèche dans le dos, elle courut du mieux qu’elle put. Elle s’écroula devant la première cabane, celle du vieux pêcheur. Il récupéra l’enfant et, avec sa femme, tenta de soigner l’elfe. Ils avaient essayé de lutter en faveur du couple, pour les intégrer au village, mais les autres habitants les avaient regardés de haut. Ce jour-là, ils firent tout pour sauver la mère d’Estelind. Sans succès. Elle demanda à voir son enfant, lui murmura quelques mots en elfique et lui passa un pendentif autour du cou. Puis, sa fille dans les bras, elle rendit son dernier souffle.

Estelind vécut dix ans avec le vieux couple, les seuls qui acceptèrent de l’accueillir. Elle ne leur causait pas trop de problèmes, même si parfois sa rage se manifestait par des bagarres avec d’autres enfants, ou des disputes avec les gens du village. Toujours, ils lui parlaient avec compréhension et faisaient de leur mieux pour lui donner une éducation. A partir de ses dix ans, elle s’entraîna tous les jours, seule, dans la forêt, à l’aide de manuels trouvés sur des marchés, pour pouvoir se défendre. Elle ne pensait même pas à venger ses parents : le vieux couple lui avait bien fait comprendre que, dans la vie, des individus mauvais détruiraient toujours des vies, et que retrouver le Gobelin en question ne lui rendrait jamais ses parents. En revanche, elle décida qu’elle ferait en sorte d’éviter à d’autres de vivre ce qu’elle avait vécu. 

Elle devait vivre avec son passif, dans ce village qui ne l’acceptait pas. Néanmoins, elle vivait. 

Alors qu’elle avait quatorze ans, le vieux pêcheur mourut. Quelques semaines après, sa femme le suivit. Personne dans le village ne voulait l’accueillir, mais personne n’osait laisser livrer à elle-même cette jeune fille. Ils décidèrent donc de s’en occuper avec le minimum requis jusqu’à ses dix-huit ans, puis ils lui demandèrent de s’en aller. 

Cette phrase resta gravée dans sa mémoire : “Tu n’es pas des nôtres”.

  • Revivre cette scène ne t’aidera pas, dit Iisqua, comme s’il lisait dans ses pensées.

Il était arrivé au village un an avant le départ d’Estelind. Il avait tout fait pour qu’elle reste ; il n’avait cependant pas assez de poids à l’époque. Dès son arrivée, il avait complété l’éducation de la jeune fille, notamment concernant les méthodes de défense en combat rapproché. Elle avait progressé de façon impressionnante. 

  • Je suis désolée de n’avoir pu t’aider plus, ajouta-t-il, sincère. 

La douleur du regret se lut dans son regard.

  • Je sais que tu as fait tout ce que tu as pu. Je ne peux t’en vouloir. Personne ne peut rien contre la bêtise humaine. 

Le vieux pêcheur lui disait souvent cela. Et sa femme ajoutait toujours : “Tu ne peux pas forcer les gens à apprendre. Tu ne peux qu’apprendre toi-même à gérer ce genre d’individus”. “Et comment puis-je le faire ?”, demandait Estelind. “En apprenant à les ignorer, en ressentant toute la pitié qu’ils méritent”, répondait-elle. “Car ces gens-là ne connaîtront jamais de nobles sentiments. Ils pourront être riches, puissants, adulés, mais leurs sentiments seront toujours pourris par l’ignorance”.

  • D’accord.

Ils venaient de finir leur pinte.

  • D’accord ? répéta Iisqua.
  • Ne sois pas si surpris. Tu as raison : je ne peux vivre avec la rage au coeur. Et cette quête m’aidera sûrement à passer à autre chose. Explique-moi de quoi il en retourne.

Iisqua démarra son récit.

“Il y a maintenant trois mois, un mal étrange s’est abattu sur le village. Le tout a débuté dans la maison du chef du village. Son plus jeune fils fut cloué au lit par une fièvre venue de nulle part. Le guérisseur n’a rien pu faire. Son cas empirait de jour en jour sans qu’aucun remède ne fonctionne. Il fut conclu que le mal provenait de la magie noire, que personne au village ne sait contrer. Après quatre jours d’impuissance, ils sont venus me chercher, dans ma cabane reculée. Ils évitent de me demander des services s’ils le peuvent. Lorsque j’ai vu le jeune homme, j’ai compris que le pire était à venir. J’essayai plusieurs sorts, et ne réussis qu’à calmer la douleur. Il nageait toujours en plein délire, mais la fièvre était plus basse et il souffrait moins. Sa mère m’en fut gré. L’espoir renaquit dans les coeurs, alors que je savais au fond de moi que cette fièvre n’annonçait que le début des malheurs. En effet, deux jours plus tard, le plus jeune du tavernier fut pris du même mal. On m’appela de nouveau, pensant que j’arriverai à le guérir car on s’y prenait plus tôt. Mais je ne pus qu’atténuer la douleur, comme pour l’autre. Je m’entretins avec le chef du village et lui expliquai qu’il fallait préparer nos défenses. “Contre quoi ?” me demanda-t-il. “Contre le réel mal qui va s’abattre sur nous”, dis-je. Il nia la gravité de la situation et me renvoya dans ma cabane. Je préparai de mon côté sorts et potions, en prévision de ce qui pourrait se passer. Deux jours après, un voyageur raconta à la taverne qu’il avait aperçu des dragons rouges à quelques heures du village, qui lui paraissaient étranges. Je lui demandai de me les décrire : il ne s’agissait pas de dragons rouges, mais d’hybrides de dragons rouges et argentés. Très puissants, ils maîtrisent une magie ancienne dont peu ont connaissance. Je suis retourné voir le chef du village, qui cette fois m’a écouté avec plus d’attention. Voyant que l’état de son fils et de celui du tavernier n’évoluaient pas, il fut plus prompt à entendre mes conseils. Je ne t’embêterai pas avec les détails : nous nous sommes préparés comme nous le pûmes. Toutefois, les dragons ont ravagé la moitié du village. Une dizaine sont morts. Et aujourd’hui, les survivants sont retirés dans les montagnes, attendant que les dragons partent. Je ne pense pas qu’ils soient prêts à s’en aller… j’ai vu, alors que je me suis aventuré dans le village il y a dix jours, deux oeufs. Les dragons étaient partis chasser pour de la nourriture, et les avaient laissés, sous protection magique. Ils sont très puissants et je ne sais comment nous les arrêterons. Mais, sans toi, ce sera impossible.”

Estelind le dévisagea longuement à la fin du récit. Alors qu’elle avait fui son regard tout du long, elle tentait maintenant de le sonder. Impossible sans elle ? Pourquoi ne pas faire appel à un groupe de mercenaires ? Pourquoi elle ?


Comme s’il lisait dans ses pensées, il lui dit : “Tu as une connaissance du village que personne d’autre n’a. Tes temps de solitude t’ont poussé à l’explorer comme personne. Et tu portes en toi la magie rare des elfes blancs de la forêt, héritée de ta mère. Aucun d’eux ne voudra nous aider”, ajouta-t-il avant qu’elle ne put faire la remarque. “Ils portent encore en eux la mémoire douloureuse du départ et de la mort de ta mère”.

“Si elle était si importante pour eux, pourquoi ne m’ont-ils pas recueillie ?”

Elle portait ce doute en elle depuis vingt ans. Elle ne put retenir cette question trop douloureuse.

“Tu restes à moitié humaine. Comme pour le village, tu fais figure d’étrangère. Je sais que tu souffres de cette identité, qu’elle t’a fait souffrir dans le passé du moins. Aujourd’hui, c’est l’occasion de montrer à deux communautés qu’ils ont eu tort. Autant pour toi que pour eux, ton aide sera bénéfique. Historique même.”

Elle se mura de nouveau dans le silence, et mangea distraitement la nourriture qu’on venait de leur apporter. 

A la fin du repas, Iisqua lui proposa de passer la nuit à la taverne, pour prendre des forces, et qu’ils partiraient le lendemain en direction du village. Ils en avaient pour une semaine de bonne marche, trois jours à dos de cheval de bonne race. Il proposa de s’en procurer, comme premier paiement pour son aide. Elle accepta. Le plus vite ils arriveraient, le plus vite serait-elle débarrassée de cette tâche. Elle savait qu’elle devait affronter ses démons du passé, mais ne voulait pas faire traîner plus longtemps la confrontation. Maintenant que sa décision était prise, elle souhaitait régler cela au plus vite. 

Le lendemain, ils étaient en route. Iisqua avait trouvé un magnifique cheval blanc et noir, impossible de déterminer réellement sa couleur. Hybride, comme elle, sans racines, comme elle. Ils chevauchèrent trois jours durant, ne s’arrêtant que pour les repas et quelques heures de sommeil. 

L’arrivée au village lui fit un plus gros choc qu’elle ne l’aurait cru. Comme si elle était partie la veille et qu’elle découvrait le tout en ruines, ce jour-là. Son ancienne maison, celle du vieux pêcheur, qui se trouvait à une extrémité, ne comportait plus de fenêtre. Un des murs avait été détruit par le feu. Elle s’engouffra prudemment à l’intérieur et le choc des souvenirs la fit ressortir aussitôt. Trois secondes avait fait remonter des centaines de souvenirs, joyeux et tristes. 

Iisqua respecta son recueillement. Elle prit sur elle puis ils avancèrent avec précaution. Les dragons ne semblaient pas être là, les environs étaient trop calmes. 

Estelind sentit des vibrations étranges. Elle ferma les yeux. Des voix… Elle écouta attentivement mais n’arriva pas à déchiffrer ce qu’elles disaient. L’espace d’un instant, elle eut l’impression d’être transportée. Elle commença à percevoir certaines choses, des images lui passèrent devant les yeux. Puis, un bruit. Sourd, soudain. Elle ouvrit brusquement les yeux et se retourna, juste à temps, pour faire front avec son épée. Iisqua était à terre, à quelques mètres d’elle. Elle affronta quelques secondes cet ennemi invisible, puis le silence engouffra les lieux. 

Elle se précipita vers le vieil homme et vérifia qu’il respirait encore. Ce dernier avait été trahi par ses sens, alors que la concentration d’Estelind lui avait permis de se protéger du sort. Il ouvrit doucement les yeux lorsqu’elle lui mit une flasque de potion d’améridines sous le nez. 

  • Tu l’as senti ? articula-t-il avec difficulté.
  • Je l’ai arrêté et j’ai lancé un contre-sort.

Il se releva doucement, cachant sa surprise, prit une gorgée d’améridine, et se mit sur pieds. 

  • Nous ne devrions pas traîner ici.

Pour la première fois, elle le sentit quelque peu inquiet. Comme si la situation le dépassait. Elle n’osa pas le contredire. Elle reviendrait plus tard, seule. 

Mais, alors qu’il sortait du village, les dragons apparurent. Il s’arrêtèrent. Elle se sentait pourtant sereine, comme si elle savait exactement comment réagir.

  • Que faites-vous ici ?

Iisqua recula d’un pas. Elle le regarda, étonnée.

  • Que fais-tu ?

Elle comprit par la lueur dans ses yeux qu’il n’avait entendu qu’un grognement. Elle les comprenait, mais pas lui. 

S’ensuivit une discussion entre elle et eux, qu’Iisqua observa avec de grands yeux dépassés. 

La lutte dura pendant deux jours. Le temps qu’elle puisse comprendre ce que voulaient ces dragons. Il y eut quelques échanges de sorts, des contrariétés, des contradictions. Mais, à un moment donné, une larme coula sur son visage. Elle se leva, posa ses mains sur la tête de deux des dragons, et ils s’envolèrent, avec un hurlement de douleur…

Elle lui raconta quelques années plus tard leurs échanges. 

Contrairement à ce que tout le monde croyait, ces dragons n’étaient pas de simples créatures rouges ou hybrides, mais des corps habités par des âmes humaines.

Personne ne savait, Estelind comprise, qu’elle pouvait parler aux dragons. Les hybrides avaient été victimes, tout comme elle, d’isolement, de par leur double origine. Ils incarnaient l’injustice. Et, en l’occurrence, ils abritaient l’âme de victimes d’injustice qui n’avaient pu trouver le repos éternel.

Iisqua ne comprit pas pourquoi une larme coula sur le visage d’Estelind. Elle lui expliqua qu’il s’agissait de l’âme de ses parents. Jamais ils n’avaient pu trouver le repos après ce massacre gratuit, après avoir laissé leur enfant aux mains d’un village ingrat qui ne voulait pas d’elle. Ils avaient erré longuement jusqu’à ce que les années fassent effet et les transforment en êtres puissants qui pourraient venger leur mort et l’injustice faite à leur fille. Dans un accès de rage, ils avaient brûlé le village de leurs agresseurs. Ils avaient pris possession du corps de ces dragons, et n’étaient pas toujours conscients de qui ils étaient. Ils agissaient plus par pulsion animale qu’autre chose, sans réellement comprendre tous leurs actes. Estelind avait fait appel à leur côté humain pour les convaincre de s’en aller. 

Elle leur expliqua que le massacre devait s’arrêter là, que les hommes sont cruels, mais pas ses parents. Qu’ils devaient lâcher prise et accepter ce destin, aussi dur soit-il. 

Les cinq dragons – ses parents étant accompagnés d’autres victimes – repartirent pour ne plus jamais être revus, leur âme enfin en paix. Ils emportèrent leurs oeufs, symboles de leur perte. Elle espérait qu’ils avaient pu faire leur deuil et laisser au repos tant leurs âmes que celles des dragons qu’ils habitaient.  

Les habitants du village, voyant les dragons s’envoler haut dans les cieux, s’approchèrent prudemment : qui ou quoi avait bien pu les faire partir ? Lorsqu’ils virent Estelind, ils furent surpris et embarrassés. 

Peu comprirent leur erreur, car les hommes ne changent pas facilement. Mais ils se jetèrent tous à ses pieds, la remerciant d’avoir chassé le mal qui avait conquis leur maison. Elle hésita à leur expliquer la situation, puis pensa qu’Iisqua serait mieux placé qu’elle pour leur faire la morale.

Elle fut amenée devant les chefs des deux villages – celui de sa mère et celui de son père. Ce qui se passa ensuite, l’histoire ne le dit pas…

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