Les débuts de l’aventure : le cabinet (2/3)10 min de lecture
J’étais assis sur le banc, à fumer une clope. Je regardais l’objet avec la plus grande fascination du monde. Comment avait-on pu inventer cette merde ? Je n’étais qu’un homme alors je soupirais et je tirais à nouveau dessus. C’est là qu’elle se pointa devant moi, rangers au pied et cheveux en queue de cheval. Droite, un demi-sourire aux lèvres, les bras croisés.
- T’aurais pas une clope à me dépanner ?
Je ne dis rien. Je sortis mon paquet, l’ouvris, tirai une cigarette et la lui tendis.
- Merci, dit-elle simplement en prenant la clope.
J’allais dégainer mon briquet quand un grand gaillard se pointa et lui tendit le sien. Je levai les yeux par réflexe de curiosité, pour voir la tronche du gars. Ce que je vis alors me fit aimer Malia pour toujours : elle plongea la main dans sa poche, en sortit un briquet, porta sa clope au bec et l’alluma, le tout en fixant du regard le mec qui tenait, tout penaud, son briquet allumé. Puis, elle s’en alla en lui donnant une petite tape sur le bras et en me jetant un clin d’œil. Le visage du grand costaud tourna au vert cramoisi. Il fit la moue puis me lança un vague “les meufs hein” puis s’en retourna d’où il était venu.
C’était tout Malia. Le sang-froid incarné. Une maîtrise de soi comme peu en ont. Cette première rencontre semblait sortir d’un film. Pourtant, derrière tout ce contrôle se cachait une vie pleine d’obstacles et de malheurs, et une tristesse infinie. Nombre de femmes – et d’hommes – pouvaient – devaient – la jalouser : belle, intelligente, forte… mais l’envers du décor ne faisait pas autant envie. On n’a rien sans rien, dit l’autre. Malia en était la preuve vivante. Tout ce qu’elle avait dû endurer pour en arriver là… Et, la conséquence majeure, c’est qu’elle ne s’accordait pas le bonheur. Car, pour être heureux, il faut aussi être vulnérable. Toutes les leçons apprises dans son enfance lui disaient qu’être vulnérable, c’était laisser la place à l’autre de vous faire du mal. C’est la vérité mais, sans ce risque, pas de bonheur. Elle en avait conscience et vivait sa vie ainsi. C’est pourquoi notre rencontre avait été tout aussi perturbante pour elle que pour moi. Au final, nous avions trouvé une formule qui nous convenait à tous deux. Quelle était-elle ? Simple.
Elle arriva, sur le son des Struts. Elle gara sa moto, éteignit le moteur et descendit de manière à la fois gracieuse et imposante. Elle retira son casque, dévoilant sa chevelure de tigresse. Qu’avais-je donc fait pour qu’elle me choisisse, moi, comme partenaire à vie ?
Je me rappelais ces deux semaines de parenthèse dans notre vie. Quatorze jours où nous avions oublié notre passé, notre futur, nos résolutions… le monde, en somme. Nous étions hors du temps, et nous avions laissé notre humanité au grand jour. Mais nous avions fait le pacte de ne plus en reparler et de laisser le passé dans le passé. Pendant quelque temps, nous avions goûté au plaisir d’une vie “normale”. Mais les liens qui nous unissaient dépassaient toutes ces considérations.
Mon histoire était bien plus banale que celle de Malia. J’ai grandi dans une famille aisée, avec des parents qui se gueulaient dessus la moitié du temps. Matériellement parlant, j’étais confortable. Émotionnellement parlant, j’étais une épave. Fils unique, je n’avais personne vers qui réellement me tournait pour me confier. J’avais des bons copains, mais ce n’est pas à eux qu’on parle. Seule une personne dans ma vie avait été ma confidente. C’était elle. Elle avait été quelque peu ma salvatrice le temps d’une enfance malheureuse. C’est pourquoi j’avais le sentiment de lui être éternellement redevable. Sans elle, j’aurais peut-être pu passer à l’acte. L’esprit d’un adolescent est trouble et je ne peux rien dire avec certitude. Mais je n’en dirai pas plus sur elle ici. Après des études poussées en sciences politiques pour plaire à mes parents, je décidais d’intégrer une branche des renseignements généraux. Je n’arrivais pas à me sentir à ma place nulle part. Le côté secret et à la marge de ce service me convint totalement. Mais, rapidement, même là le décalage se fit sentir pour moi. A part avec Malia – et elle – je ne me sentais à l’aise avec personne et nulle part. Je refusais l’aide financière de mes parents. Mes contacts avec eux étaient plus que limités. Ils n’avaient pas développé de relation avec moi et ils s’en mordaient les doigts alors que leur fils entrait dans sa quarantaine. Maintenant qu’ils vieillissaient, la solitude se faisait sentir plus forte. Ils s’étaient séparés à mes dix-huit ans et leurs amourettes n’avaient rien donné par la suite. Quand je dis “séparés”, c’est qu’ils vivaient chacun dans une aile de leur palace. Comment construire une nouvelle relation lorsque vous n’avez pas réellement quitté le domicile conjugal ? Il va sans dire que j’ai dû hériter en partie de ces esprits tortueux.
Ma rencontre avec Malia a été des plus simples. Nous n’avions pas vraiment besoin de beaucoup de mots pour parler et nous comprendre. Nos vies étaient très différentes mais notre sentiment de solitude et d’abandon était le même. Elle avait servi dans l’armée plusieurs années avant de rejoindre les RG. Nous y recherchions la même fuite du monde. Du haut de notre piédestal moral, nous observions les autres. Il nous avait fallu un certain temps avant de nous rendre compte que nous ne valions mieux que personne et de dégonfler notre orgueil. Un jour, notre travail ne remplit plus son rôle et nous décidâmes de tout plaquer. Quelques mois plus tard, je proposais à Malia de nous associer.
Entre notre départ et le début de notre association, nous avons vécu une période étrange. Nous avons décidé de ne jamais en reparler mais ce fut une parenthèse aussi heureuse qu’impossible à nos yeux. Malia et moi nous aimions d’une manière assez unique. Nous savions que nous serions toujours là l’un pour l’autre, mais en même temps que nous ne serions pas bons en tant que couple. Pendant deux semaines, l’euphorie d’avoir quitté notre univers nous a poussé à accepter d’être quelque peu “normaux”. Nous sommes partis sur une île, loin de tout ce que nous connaissions, pour fêter notre soudaine liberté, si on peut l’appeler comme ça. Et puis, un soir, nous n’avons rien dit mais nous avons cédé à la tentation. Durant deux semaines, nous semblions être amoureux. Nous passions la moitié du temps dans notre chambre – à la base avec deux lits séparés avant de demander à changer, sans la moindre gêne – et l’autre moitié sur la plage, un cocktail à la main. Rien de cela ne nous ressemblait, mais c’est peut-être justement ce dont nous avions besoin. Une pause du monde et une pause de nous-mêmes.
Lorsque le jour du départ est venu – je m’en souviens comme si c’était hier – nous nous sommes assis tous les deux sur le lit, nous nous sommes regardés puis embrassés. Nous n’avons rien dit, notre regard suffisait. C’était fini. Malia a dit : “C’est mieux ainsi, on ne pourrait pas tenir, toi et moi”. J’acquiesçai : “Ce sera notre souvenir refuge. Je n’ai jamais…”. Elle m’arrêta. Il était temps de retourner à nos vies et à nous-mêmes. Nous nous séparâmes à l’aéroport, après un vol très silencieux, où elle dormit une bonne partie du temps, la tête sur mon épaule. Puis, après une dernière embrassade, nous nous dîmes au revoir. Pendant deux semaines, nous errions chacun de notre côté. Il me fallut un mois pour avoir le courage de lui proposer notre association. L’idée m’était venue dès les vacances mais je n’avais pas osé en parler.
Durant un mois après cette parenthèse dans nos vies, j’ai quelque peu vagabondé. Je n’ai jamais demandé à Malia ce qu’elle avait fait, je ne voulais pas violer son intimité. Si elle veut m’en parler un jour, elle le fera. Entre nous, pas de faux semblants. Nous savons que l’autre nous demandera s’il a besoin d’aide ou qu’il nous parlera s’il le souhaite. Je disais donc, j’ai erré durant tout ce mois. J’ai passé beaucoup de temps dans les bars, le soir, à boire et repenser à ce qui venait de nous arriver. Puis, j’ai décidé de ne plus y penser comme à la réalité, mais comme à un rêve lointain. Enfin, j’ai pris le temps de peser mes options pour la suite. Si je voulais garder mon appartement, il me fallait retrouver du travail rapidement. L’idée que j’avais eue de m’associer avec Malia revint un matin alors que je prenais ma douche. C’était l’option la plus viable que j’avais en tête.
Elle arriva avec sa nonchalance habituelle qui lui donnait son air de vainqueur. Droite, élancée, un sac jeté sur l’épaule, elle gardait une démarche à la fois assurée et gracieuse. Ses cheveux frisés, pourtant bien ordonnés, lui tombaient juste au-dessus des épaules. Sa peau mate était immaculée. Seul maquillage dont elle usait : un trait fin de khôl qui suivait parfaitement le contour de son œil. Une fois seulement, je l’avais vue avec du rouge à lèvres. Un soir où je l’avais emmenée à l’opéra voir Carmen – c’était son œuvre préférée, je lui avais offert ses tickets juste avant notre voyage. Elle ne portait que rarement des talons. Elle préférait le confort de Dr Martens ou de sneakers blanches. Malgré son manque d’intérêt pour les clichés féminins, elle était plus femme que beaucoup, par sa prestance et son attitude. Son corps avait subi les coups d’une vie difficile, mais il restait d’une beauté particulière. Elle n’avait pas une poitrine importante, mais bien faite. Elle avait des cuisses généreuses mais la discipline de l’armée l’incitait à continuer ses exercices quotidiens de musculation. Son visage était marqué du poids des difficultés traversées, mais gardait un charme indescriptible, du fait d’une personnalité forte et d’une intelligence rare. En face d’elle, je me sentais petit. Je la dépassais pourtant de plus de 20 centimètres…
Lorsqu’elle entra ainsi dans le cabinet pour la première fois, je fus saisi de tous ces détails qui m’avaient fait l’apprécier dès les premiers instants. Elle dégageait quelque chose d’unique. Nous avions visité les lieux deux semaines plutôt et, après quelques travaux mineurs, nous nous installions pour notre premier jour. Au programme : rencontrer des assistantes et en choisir une rapidement, car nous détestions tous deux la paperasse. En revanche, il faudrait attirer des clients sans tarder, car notre investissement était important et nous ne pourrions supporter le poids financier d’une secrétaire très longtemps sans rentrée d’argent. Nous comptions également sur cette personne pour s’occuper de toute la communication nécessaire à cela… L’aventure démarrait, et j’espérais qu’elle durerait longtemps.