Les débuts de l’aventure : la première affaire 2/310 min de lecture
La musique résonnait dans tout le bureau. J’étais seul pour la première fois depuis longtemps. Ces derniers jours, nous les avions passés avec Malia jour et nuit, et Nour la journée. Bien que j’aime beaucoup Malia, ce temps solitaire me faisait un bien fou. J’en avais besoin pour me ressourcer. Allongé sur ma chaise, les pieds posés sur le bureau, je me surprenais à fermer les yeux et à rêvasser. Quelques images s’installèrent devant mes yeux. Celles d’une autre vie. Devais-je la regretter ou remercier le ciel qu’elle soit dans un avenir fictif ? La chanson prenait toute sa place, il n’existait plus qu’elle. Je me revoyais avec elle, la première fois que je l’avais entendue. Un autre monde, une autre femme, une autre réalité. Le son diminua et je soupirai. J’ouvris à nouveau les yeux et faillis tomber de ma chaise quand je vis la silhouette debout dans l’entrebâillement de la porte. Elle arborait une expression perplexe, à moitié entre l’amusement et la colère.
- Salut Malia, je ne t’avais pas vue, fis-je en toussotant.
- Tu faisais quoi, là ? demanda-t-elle suspicieuse.
- Je profitais d’un moment de solitude. Un peu court, ajoutai-je en marmonnant.
Elle s’avança et comme si elle ne m’avait pas entendu :
- Oublie, veux-tu ? fit-elle en fixant ses yeux dans les miens, d’un regard perçant, jusqu’au plus profond de mon âme.
- Tu veux vraiment qu’on en parle ? De ce qui n’a jamais existé ? commençai-je, en haussant le ton involontairement.
Un petit raclement de gorge nous fit nous retourner en sursautant. Malia était à deux doigts de sortir son arme tellement la tension était élevée. Nour était arrivée tôt, avec le petit déjeuner à la main.
- J’avais hâte de savoir ce que vous aviez pu soutirer de notre cliente, fit-elle en rougissant, consciente qu’elle était arrivée à un moment délicat.
La musique continuait de tourner en fond, rendant la scène encore plus tendue que le silence qui aurait dû avoir lieu. Je me levai et la coupai.
- Viens, installe-toi, on va te raconter, fis-je, en lui proposant pour la première fois de s’installer dans notre bureau plutôt que nous au sien.
Malia voulut dire quelque chose puis se retint. Cette conversation n’avait pas lieu d’être, elle le savait. Même si nous avions décidé de ne plus parler de cette période de nos vies, elle ne pouvait m’empêcher d’y penser. Je n’avais pas de regret, pas d’amertume, mais je pouvais me permettre une certaine nostalgie de rares fois. Nous avions passé tellement de temps ensemble ces dernières semaines… J’étais certaine que sa réaction était liée à ses propres pensées. Nous nous assîmes tous les trois et, avec Malia, nous narrâmes à Nour les événements de la veille.
- Vous… ?
Contrairement à son assurance de la dernière fois, la vieille dame semblait surprise et prise au dépourvue.
- Oui, nous, fis-je avec un sourire de plaisir, heureux d’avoir repris l’ascendant.
- Je vous en prie, entrez, dit-elle en soupirant, reprenant contrôle sur ses émotions – ma victoire ne fut que de courte durée.
- Que puis-je pour vous ? ajouta-t-elle après que nous ayons usé des politesses habituelles, sans que nous sachions ni l’un ni l’autre comment nous avions fini avec une tasse de thé dans les mains.
Je posai la mienne et voulus commencer quand Malia prit la parole :
- Vous avez constitué un dossier très complet, nous vous en remercions. Nous avons pu gagner beaucoup de temps.
- J’en suis satisfaite, je suis assez pressée, coupa-t-elle comme si elle parlait de refaire le sol de sa cuisine et non de son cher et tendre disparu.
- En effet, reprit Malia, nous avons pu détecter une… irrégularité dans les comptes de votre mari.
- Ah bon ?
- Oui.
Malia se tourna vers moi et je sortai les papiers :
- Ici, montrai-je. Un virement régulier, tous les deux mois, a minima ces dernières années.
- Et ?
Nous nous regardâmes avec ma partenaire, étonnés.
- Nous pensions que vous seriez plus surprise que cela, intervint Malia.
- Ce virement existe sur nos comptes depuis que je connais mon mari. C’est le seul secret qu’il m’a demandé de ne pas rompre avec son secret professionnel.
- Et vous ne pensiez pas que c’était un fait intéressant à nous rapporter ? m’exclamai-je, quelque peu agacé.
- Calmez-vous, monsieur, ce n’est pas bon pour les nerfs. En quoi un virement vieux d’une vingtaine d’années peut-il avoir une quelconque importance dans sa disparition ?
Elle s’arrêta, s’écoutant elle-même.
- Vous avez raison, j’ai été stupide. Je n’y ai même pas pensé, tellement ce virement est une part de mon quotidien depuis toutes ces années. Vous voyez que j’ai besoin de vous, ajouta-t-elle avec un sourire. Vous voyez l’irrégularité où je vois ma routine.
Nous lui avons rendu son sourire, qui était tout à fait contagieux.
- Savez-vous autre chose sur ce virement ?
- Malheureusement, rien. Comme je vous l’ai dit, avant notre mariage, mon conjoint m’a demandé de lui faire confiance et de ne jamais le questionner à ce sujet.
- Est-ce possible de rompre cette promesse aujourd’hui, dans son intérêt, et de vous rendre à la banque pour en savoir plus ? demanda Malia de but en blanc.
La vieille dame soupira. Elle pesait ses options.
- Je n’ai pas le choix, j’imagine. Même si cette piste ne donne rien, j’imagine que c’est la seule que vous avez pour le moment, dit-elle avec un air interrogateur.
- Tout à fait, répondis-je.
Un silence s’installa.
- Très bien. Il est trop tard pour aller à la banque, mais j’irai demain matin de bonne heure et je viendrai directement à votre bureau après.
Elle fit une pause.
- Vous formez une belle équipe. Et un beau couple, ajouta-t-elle avec un très léger sourire.
Nous ne répondîmes rien. Sans nous concerter, nous savions qu’il ne servait à rien de réagir. Elle essayait de semer le trouble en nous. Mais pourquoi ? Elle nous cachait quelque chose et j’aurais aimé à cet instant le savoir, plus que n’importe quoi. Cette femme énigmatique, notre première cliente, qui semblait à la fois notre alliée et notre ennemie. J’étais de plus en plus aspiré dans cette enquête et, heureusement, j’avais deux femmes pour me remettre les pieds sur terre. Si Nour était absolument passionnée, elle avait cette tête froide qu’ont les mères qui ont géré bien plus difficile que n’importe quelle enquête.
Le lendemain, alors que nous étions en train de raconter cette scène à Nour et trente minutes précisément après l’ouverture de la banque, quelqu’un toqua à la porte de façon très méthodique. Nous nous regardâmes tous les trois, sachant de quoi il s’agissait. Malgré nous, les battements de nos cœurs s’accélèrerent. Nous savions que l’information que nous allions recevoir allait être cruciale pour le déroulé de l’enquête. Après cinq secondes qui parurent des minutes entières, Nour se leva pour aller ouvrir. Juste avant de tourner la poignée, elle jeta un œil vers le bureau, pour être sûre que nous étions prêts.
- Bonjour, fit-elle avec un grand sourire, comme si la scène d’avant n’avait pas eu lieu – l’ambiance changea totalement avec ce mot anodin.
- Bonjour madame, je souhaiterais voir…
- Bien sûr, entrez, coupa Nour. Je vais les prévenir de votre arrivée.
Surprise de cet empressement, la vieille dame ne répondit rien et alla s’installer sur le canapé. Elle scruta de ses yeux d’un bleu perçant le moindre détail. Elle avait dû être extrêmement belle, son aura s’en ressentait. Ses cheveux teints en blond, ses boucles formées méticuleusement, sa tenue impeccable, son maquillage de bon goût, rien n’était laissé au hasard.
- Dites-nous tout, dis-je après que nous nous soyons installés dans le bureau.
Nour était debout dans un coin, vers la porte, un carnet et un stylo à la main, très attentive. Son regard intense – intensité renforcée par le noir profond de ses yeux – fixait la dame d’un air intrigué.
- Je n’ai pas grand chose à vous dire.
Puis elle tendit un papier qu’elle venait de sortir méticuleusement de son sac. Malia le déplia, le lut et me le passa.
- J’imagine que c’est la personne qui reçoit les fameux virements, fit-elle.
- Vous imaginez bien. Je vous laisse faire le nécessaire et me recontacter, ajouta la vieille dame en se levant.
Elle n’avait effectivement rien à nous dire. Personne n’insista et elle s’en alla. Cette intervention presque surréelle nous laissa pensifs. C’est Nour qui nous réveilla de la rêverie.
- Vous allez y aller aujourd’hui ?
Malia sursauta presque.
- Oui. Et même maintenant, dit-elle en se tournant vers moi.
- Tu as raison, le plus tôt le mieux.
De retour au cabinet, Nour nous attendait. Ca faisait maintenant trente minutes qu’elle aurait pu rentrer chez elle, mais elle voulait absolument savoir comment s’était passée notre enquête. Malia ne la laissa pas parler et lui dit :
- Un fiasco.
Nour attendit.
- On s’est littéralement pris une porte dans le nez, ajoutai-je.
En effet, nous nous étions rendus à l’adresse indiquée, à vingt minutes en voiture du cabinet. “Séréna Malkevich” : c’était le nom donné par la cliente. Cette Séréna n’avait clairement pas envie de nous voir. Nous avions toqué à la porte, nous nous étions présentés comme des amis de la personne disparue, et, de ce moment-là, impossible de pouvoir échanger avec les habitants de la maison. Nous ne savions rien de plus, à part que le nom du disparu avait tendance à faire monter la tension. Nour était un peu déçue et ne tarda pas à rentrer. Avec Malia, nous restions tard à examiner de nouveau les indices que nous avions en notre possession. C’est là que le brouillard se leva.
La lampe du bureau éclairait nettement la photo. Les plafonniers renvoyaient une lumière pâle sur mon bureau et ne mettait guère en valeur la décoration que Nour avait soigneusement installée. Posters de film, plantes, bibelots divers… Il fallait vraiment que je change les ampoules, par respect pour le temps qu’elle avait passé à mettre tout cela en place. Malia était penchée au-dessus de mon épaule, à regarder les papiers. Puis, nous restions comme hypnotisés par la photo en question. Un homme avec un bébé dans les bras, une femme à ses côtés. La légende indiquait qu’il s’agissait du disparu et de sa sœur.
- Le bébé de la sœur, tu crois ? murmura Malia.
- Probablement. Mais quelque chose me chiffonne.
- On va dormir et on retourne voir l’excentrique demain ?
Je hochai la tête. Nous n’accomplirions rien de plus ce soir. Autant aller récupérer un peu. En fermant la porte du bureau, je me disais que quelque chose ne collait pas. Je le savais, je ne dormirais pas bien cette nuit.