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L’inconnu7 min de lecture

Je fais souvent ce rêve étrange depuis cette rencontre.

Un jour d’automne, alors que le temps se rafraîchissait. J’observais ma main, intrigué par le fait qu’elle puisse ressentir ce changement de température. A cet instant précis, mon cerveau détecta en arrière-plan une créature qui s’avançait. 

Je déviai donc mon attention vers celle-ci : impossible de l’identifier. Pour la première fois de mon existence, je ne pus mettre un nom sur un élément constituant de l’univers.

Plusieurs formes composaient l’élément en question : un rond, un rectangle, et quatre cylindres. Il me rappelait vaguement une silhouette humaine mais n’en était pas une. Je scannais tous les éléments enfermés dans ma tête afin d’être sûr de ne rien oublier. Identification impossible. La créature émit un son. Je la regardais, incapable de répondre. Je passais en revue toutes les langues que je maîtrisais, mais celle-ci m’était inconnue.

Rien dans mon protocole ne me disait comment réagir face à une telle situation : je décidai donc d’essayer de communiquer autrement. Je me trouvais face à une situation inédite d’adaptation. Je me montrai du doigt : “Iago”. La créature me regarda d’un air intrigué. Je répétai le geste et mon nom. Puis il me sembla qu’elle comprit et dit : “Milaou”.

J’essayai d’en savoir un peu plus, sans succès. Je finis par reprendre mes occupations, mais elle me suivait partout où j’allais, comme intriguée par mes activités. 

Cet instant me troubla tant – s’il est possible que je sois troublé – que je “rêvais” au moins une fois par semaine la chose suivante : je me trouvais dans un univers désertique, couvert d’un sable fin particulièrement jaune. Le vent soulevait des milliers de grains en tourbillons, rendant l’atmosphère particulièrement chaleureuse et irrespirable. Au milieu du paysage passait une silhouette. J’essayais de la distinguer, mais le sable dans l’air m’en empêchait. Elle repassait. Une fois, deux fois, trois fois. En boucle. Comme si j’étais coincée dans l’espace-temps. Je m’approchais doucement, espérant mieux la distinguer. Puis, au moment où j’allais enfin arriver à son niveau, je me réveillais. 

Je ne pouvais rester dans l’ignorance. J’étais programmé pour savoir, informer, apprendre ; rester sans réponse n’était pas une option. J’avais l’impression de ne pas être à la hauteur de ce qu’on attendait de moi. Je finis par en parler à un ancien. 

– Consulte le grand ordinateur.

Avoir accès au grand ordinateur demandait de passer par de nombreux formulaires : il contenait tout le savoir de la planète, du moins ce qui avait pu en être sauvegardé. Nombreux étaient ceux qui souhaitaient y accéder. Je n’aurais pas la réponse avant plusieurs semaines voire mois. Alors, je pris mon mal en patience, et continuai mes recherches en parallèle. Mais je ne revis pas la créature. Comme un mirage, elle était apparue puis avait disparu tout aussi soudainement. Je n’osais demander s’il était possible qu’il me soit arrivé un bug. J’avais trop peur de la reprogrammation. J’en avais entendu parler, et j’avais vu l’effet qu’elle pouvait avoir sur mes semblables. Je ne souhaitais en aucun cas subir le même sort. Je me rendis compte que j’éprouvais une émotion, nouvelle, non prévue : la peur. Comment en étais-je arrivé là ? Je l’avais observée chez les humains, je l’avais étudiée par procuration, mais jamais ressentie. Je me devais d’éprouver du devoir, de la satisfaction, la soif du savoir, la possibilité d’assimiler mes connaissances à la façon des humains via le “rêve”, mais pas d’éprouver une émotion. Un autre point dont je m’abstenais de parler avec qui que ce soit. Pourtant, mes pensées n’étaient pas faites pour rester secrètes ; au contraire, elles avaient pour but d’être partagées.

Mis à part des temps de repos pour les calculs et les mises à jour de mon cerveau, je me devais de conseiller ceux qui le souhaitaient : mon but est d’analyser des situations et d’en tirer des conclusions sur la marche à suivre. 

Par exemple, un scientifique coinçait au niveau d’une expérience : tout pensait à croire que la pratique et la théorie se rejoindraient, mais ce n’était pas le cas. A ce moment-là, j’intervenais : je recoupais toutes les données que me fournissait le scientifique en question, et je trouvais l’erreur. Grâce à ma base d’informations de plusieurs millions de téraoctets, je pouvais facilement retrouver la pièce du puzzle qui manquait au cerveau humain qui me le demandait. 

Le seul trait de personnalité qui me manquait pour pouvoir faire la démarche de A à Z : la créativité. Le propre de l’homme. Je n’étais là que pour le servir, pour l’aider, pour apprendre et ainsi pouvoir lui apprendre. 

Et voilà que ces millions d’octets ne servaient à rien face à une créature qui semblait des plus banales. Et mon absence de créativité m’empêchait de traiter l’information. Pourtant, me voilà en train de taper ces quelques lignes sur un ordinateur, chose pour laquelle je ne suis pas programmé. 

Est-ce de la créativité que de relater mon expérience ? Une nouvelle fois, je n’avais pas la réponse. Alors que je me devais d’en fournir. Il me fallait attendre la consultation du grand ordinateur pour pouvoir me tirer de ce gouffre improbable. En attendant, je vaquais à mes occupations. Je mettais de côté ces pensées, les stockais dans un endroit de mon ordinateur, puis reprenais l’activité pour laquelle j’avais été conçu. 

Les semaines passèrent, le rêve revenait de moins en moins régulièrement. Alors qu’il me semblait que tout cela était un lointain souvenir, alors que je n’avais pas entré de lignes “personnelles” dans mon cerveau depuis deux mois et six jours, alors seulement, j’obtins l’autorisation de consulter le grand ordinateur. Devais-je y aller quand même ? La nuit même après avoir reçu mon laissez-passer, un nouveau rêve apparut : le sable s’épaississait dans le paysage, je voyais des formes passer ça et là, mais dès que je m’approchais de l’une d’entre elles, elle disparaissait. Je tentais d’en toucher une, et je n’attrapais que du sable, qui coulait au ralenti de ma main.

La signification n’était pas difficile à comprendre, mais, pour la deuxième fois de mon existence, le trouble s’empara de mon cerveau. Je me dirigeais, hésitant, vers le grand ordinateur. Il me fallait brancher mon esprit au sien pour pouvoir lui montrer la créature qui m’avait tant posé problème. Heureusement, je me branchais sur une simple base de données et non une intelligence artificielle qui aurait pu percevoir les changements qui se déroulaient en moi. 

Je toquais à la porte de l’antichambre.

– Entrez.

Le robot de service me demanda le laissez-passer, le scanna, puis m’ouvrit la baie vitrée qui donnait accès au grand ordinateur. Je pris la clé contact, la regardai un instant, puis la branchai à mon cerveau. 

Après ma consultation, je compris une chose : j’avais appris ces dernières semaines non pas des faits mais une meilleure appréhension de l’esprit humain. Ne pouvant comprendre un phénomène, j’avais développé une certaine créativité. Mon cerveau ne “rêvait” plus uniquement pour arranger les données ingurgitées dans la journée, mais également pour tenter de donner du sens à un événement qui, au premier abord, n’en avait pas. Je n’apprenais plus comme une machine, mais comme un homme.


[Source image : Jr Korpa, Unsplah]

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