Les débuts de l’aventure : le cabinet (1/3)7 min de lecture
Nous remontions à loin, Georges et moi. Une longue histoire qui datait de bien avant le cabinet. Peu de gens le connaissaient comme moi, sans vouloir être vaniteuse. Ce sont juste les faits, et je m’en suis toujours tenue aux faits. Le jour où il m’a proposé de nous associer, j’étais un peu sceptique. Nous, détectives ? Mais, plus j’y réfléchissais, plus ça faisait sens. Nos deux vies brisées ne pouvaient nous mener qu’à là. A cet instant fatidique. Nous étions incapables de rentrer dans le moule du marché du travail classique. Il fallait être créatif.
J’avais peur que notre histoire rende la collaboration trop compliquée. Mais tout a toujours été simple avec Georges. Nous avions une honnêteté sans bornes, qui nous avait desservi en de nombreuses circonstances, mais qui nous permettait d’avoir une relation aussi saine et fonctionnelle. Un jour, nous nous étions aimés, puis la vie nous avait rattrapés. Je mettrais ma vie entre ses mains les yeux fermés. Personne n’est plus fiable que Georges. C’est un être d’honneur, comme on en voit peu.
Ce jour-là, je le rejoignais, la musique à fond sur ma moto. Il esquissa son plus beau sourire en me voyant descendre. Je feignai de l’ignorer, moi-même le sourire aux lèvres sous mon casque. Il était assis, un bouquin à la main, ses lunettes de lecture sur le nez, habillé en décontracté – ce qui signifiait pour lui, jeans, baskets et une chemise. Il refusait de porter des t-shirts, même aux plus fortes températures. Il était grand et un peu trapu, mais avait un charme incontestable dès qu’il parlait de sa voix de ténor. Il avait une chevelure en bataille, comme les miens, qu’il n’avait jamais réussi à dompter. Noirs comme ses yeux qui portaient tout le poids de son histoire. Il se leva en me voyant approcher et nous nous embrassâmes. A chacune de nos retrouvailles, une joie immense m’envahissait. Nous étions faits l’un pour l’autre, pas comme un couple, mais comme soutien indéfectible. Inséparables dans la vie, pas dans l’amour.
- Alors, fis-je en m’asseyant. C’est quoi l’urgence ?
- Je t’ai commandé un demi de brune, fut la seule réponse que je reçus.
Nous restâmes silencieux le temps que le serveur apporte nos boissons.
- A la tienne !
Je n’insistais pas. Ce n’était pas la peine de se répéter avec Georges. Il répondait quand il était prêt. Après quelques instants de silence où nous bûmes quelques gorgées rafraîchissantes, il commença, pesant ses mots comme il savait le faire.
- Ce monde n’est pas fait pour des gens comme nous. Nous sommes à la périphérie, incapables de nous conformer à la norme. On pourrait râler en disant que ce sont les RG qui nous ont rendus ainsi, mais la réalité c’est que c’était la seule entité qui pouvait nous convenir. Maintenant que nous l’avons expérimentée, nous savons que rien qui existe n’est adapté à des esprits libres comme les nôtres. Mais un esprit libre qui ne se résigne pas à mettre un pied dans le cœur du monde ne peut survivre. Alors, j’ai une solution à te proposer, pour que je puisse garder un toit, et toi, ta moto, conclut-il avec un imperceptible sourire sur les lèvres.
Peu de gens était capable de le repérer. Je connaissais assez bien Georges pour savoir que ses pointes d’humour étaient toujours bien calculées et efficaces.
- J’écoute.
J’étais très curieuse de ce qu’il pourrait proposer.
- On ouvre notre propre cabinet. De détectives privés. On connaît le métier, on l’a exercé, c’est juste que, là, on s’occuperait de civils.
J’ouvrais de grands yeux.
- Tu proposes qu’on s’associe ?
- Ca me paraissait clair, fit-il en levant un sourcil.
Je n’étais pas du genre à avoir besoin de confirmation, mais je ne m’y attendais tellement pas que la surprise avait pris le dessus. Le premier instant d’étonnement passé, je me rendais compte que c’était une proposition bien réfléchie et qu’elle faisait sens, qu’elle était presque évidente. Je ne pensais pas qu’il serait capable de vivre une vie hors de sa solitude, en comptant sur quelqu’un d’autre pour son quotidien. Cependant, sa proposition me paraissait comme la seule solution pour que nous ne finissions pas avec une balle dans la tête dans une ruelle sombre de la ville – et, en même temps, elle pourrait accélérer cette issue.
- D’accord, répondis-je après trois minutes d’intense réflexion.
Il ne s’étonna pas de mon accord si prompt et ne me proposa même pas plus de temps pour réfléchir. Il savait que je pesais chacune de mes décisions et que, lorsqu’elles étaient prises, je ne revenais pas dessus.
Je n’ai pas eu une vie extraordinaire. Elle sort un peu des sentiers battus, c’est tout. J’ai grandi dans une famille pauvre, avec un père verbalement abusif. Toujours accroché à sa bouteille au retour du travail, il noyait son amertume face à la vie dans son verre et dans ses commentaires. Il en voulait à tout le monde et s’en prenait à nous à défaut d’avoir un coupable physique sur lequel taper. On a échappé aux coups, c’est déjà ça. Ma mère, résignée, acceptait la situation et nous donnait tout l’amour qu’elle pouvait pour contrebalancer la haine de son mari. Il ne nous reprochait rien de concret, mais je pense qu’il n’avait pas assez de force dans son cœur pour nous aimer. Il avait tout perdu avec un mauvais placement – crédule, il avait suivi les conseils d’un soi-disant bon ami et s’était retrouvé quasiment à la rue avec ma mère et moi, âgée d’un an. Au début, il a vraiment essayé de s’en sortir. Mais ma sœur est arrivée onze mois plus tard, accident de la vie. Je suis certaine qu’il lui reprochait inconsciemment d’avoir aggravé la situation. Une bouche de plus à nourrir signifiait travailler encore plus et il croulait déjà sous la responsabilité de deux personnes. Ma mère ne pouvait pas reprendre le travail car une nounou aurait coûté tout aussi cher voire plus que le salaire qu’elle aurait pu gagner. Il était encore un peu chaleureux aux débuts. J’ai de vagues souvenirs où il me prenait dans ses bras et me racontait des histoires extraordinaires.
Puis, au fil du temps, les mauvais coups du sort se succédant, il a abandonné. Ma mère était plus forte, et elle nous a donné tout ce qu’elle a pu. Un soir, alors que j’avais six ans, je l’ai retrouvée dans la cuisine, une main dans celle de mon père qui avait la tête effondrée sur la table. Je n’ai jamais réellement su ce qui s’était passé. L’ambulance, la police, l’effervescence. Tel un mauvais rêve, je me souviens de ce moment comme si c’était hier. Une crise cardiaque. Son cœur avait lâché, comme s’il avait décidé d’abandonner définitivement. Ou était-ce ma mère qui avait abandonné ? Ma seule certitude fut que nous n’avions pas perdu grand-chose, car, pour moi, mon père était parti bien longtemps auparavant. Ce ne fut pas simple après cela, car ma mère fut obligée de reprendre le travail et nous devions nous débrouiller souvent seules avec ma sœur. Mais nous fûmes plus heureuses ainsi, car ma mère faisait en sorte de nous créer un environnement sécurisant. Je vous passe le détail des années qui suivirent. A 16 ans, je rejoignais une cellule de l’armée, le seul endroit qui pouvait m’accepter à cet âge et dans ces conditions. C’était le début d’un nouveau chapitre pour moi.