Les débuts de l’aventure : la première affaire 1/38 min de lecture
Nour était une femme incroyable. Elle se pensait banale, mais c’était loin d’être le cas. A chaque fois que je passais devant son bureau, je me surprenais à observer son visage, son air concentré, sa petite moue quand elle avait une idée en tête et qu’elle essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle gardait toujours les cheveux longs, qu’elle attachait à l’aide du même stylo. Elle le rangeait soigneusement tous les soirs dans son pot à crayons. Une petite mèche brune lui retombait sur la joue, au niveau des lèvres. Régulièrement, vainement, elle la remettait derrière l’oreille. Tous les jours, elle appliquait soigneusement du khôl autour de ses yeux, du mascara sur ses cils et du blush sur ses joues. Sa peau parfaite ne nécessitait pas des soins plus importants. Lorsqu’elle levait les yeux vers moi, son sourire dévoilait des dents blanches bien alignées. Elle était apprêtée de la même manière quand notre premier client passa le pas de la porte du cabinet.
Une femme d’un certain âge entra. Elle était le portrait type d’une grand-mère. Elle nous aurait sorti son tricot pendant l’entretien, ça ne m’aurait même pas surpris. Cheveux blancs coupés courts, visage ridée, lunettes qui lui prenaient la moitié du visage, chemise boutonnée jusqu’en haut surmontée d’un cardigan, jupe grise qui arrivait bien en-dessous des genoux, collants de contention, mocassins noirs. Elle portait un petit sac sous le bras et avançait à petits pas. Elle toqua à la porte alors que j’étais en train de discuter avec Nour d’un ajustement à faire dans le cabinet. Surprise, je me rappelai que nous étions un service ouvert à tous et que nous avions commencé à faire de la publicité sur notre activité. Je m’avançai pour ouvrir la porte quand Nour sauta de sa chaise, me retint par le bras et me fit signe de repartir dans le bureau. Son regard seul suffit à me faire comprendre son intention : pour avoir l’air plus sérieux, il fallait que ça soit la secrétaire qui ouvre et non le détective. Je me dépêchai de repartir dans le bureau où Georges lisait le journal, les pieds presque posés sur son ordinateur. Je lui lançai un regard plein de reproches tout en fermant la porte et il se redressa, comme un enfant pris en flagrant délit, sans trop savoir pour laquelle de ses bêtises. Nous rigolâmes doucement, lorsqu’il comprit la raison de mon comportement. Nous étions comme deux gosses qui attendent de descendre au salon le jour de Noël. Qu’allions-nous découvrir sous le sapin ? Eh bien, nous n’allions pas être déçus !
Georges et moi nous lançions des regards en coin, interrogateurs. La femme fouillait son sac depuis une bonne minute et nous n’osions rien dire. Au bout de deux minutes interminables, elle posa sur notre bureau une liasse de billets, tel un bandit des années 50.
- Retrouvez mon mari.
Nous nous regardâmes de nouveau, interloqués.
- Pardon, madame, dis-je, je ne suis pas sûre de comprendre.
- Vous êtes des détectives, n’est-ce pas ? Je vous demande d’enquêter pour retrouver mon mari.
Puis, elle se replongea dans son sac. Elle en sortit, plus rapidement que la première fois, une enveloppe format A5 bien épaisse.
- Voilà tout ce qu’il faut savoir sur lui. Photos, biographie, adresses, lettres manuscrites… Ca devrait vous suffire.
Georges prit l’argent entre ses mains.
- Nous n’avons pas discuté tarif.
- Et c’est le genre de discussion que je n’aime pas avoir. J’ai assez d’argent pour faire taire les discussions à l’aide d’une liasse de billets. Alors, je reviens vous voir dans une semaine, sauf si vous l’avez trouvé avant. Voici ma carte.
Elle posa une carte de visite élégante sur la table, d’un papier crème épais de qualité. Dessus, à l’écriture manuscrite, un nom : “Diane Kalaïevsky”. C’était tout.
- Pourquoi partez-vous du principe que nous allons accepter votre demande ? demanda Georges alors qu’elle commençait à se relever.
Elle se rassit.
- Voyons, monsieur, ce n’est pas très élégant de se faire rasseoir une dame de mon âge. Vous allez accepter, jeune homme, parce qu’il est clair que vous démarrez dans le milieu, que vous avez besoin non seulement d’argent mais aussi de bonne réputation. Je peux vous amener les deux.
- J’entends vos arguments, intervins-je avant que Georges ne s’énerve, mais nous devons aussi être capable de répondre à votre demande.
- Vous l’êtes, Malia, je le sais. Ne faites pas cette tête, j’ai fait mes propres recherches avant de venir. Maintenant, si vous m’excusez, j’ai un cours de zumba qui m’attend.
Puis, elle se leva. Nous comprîmes qu’il ne servait à rien de lutter. Du haut de son mètre cinquante-cinq, elle en imposait plus que nous deux réunis.
Derrière son allure professionnelle et patiente, Nour trépignait derrière son bureau. Comme elle ne nous connaissait pas encore beaucoup, elle n’osa pas poser de question lorsque la dame ferma la porte derrière elle. Mais son regard en disait long…
- Je ne sais pas quoi penser.
- Moi non plus. J’ai l’impression qu’on vient d’accepter notre première affaire à notre insu… soupira Georges.
- Il faut bien commencer quelque part !
- Ca ne te dérange pas ? Toi ? Qu’on t’impose quelque chose ? fit-il avec un sourire en coin.
- Je suis intriguée… fut ma seule réponse.
Nous ouvrîmes l’envelopper et parcourûmes le contenu. Photos, factures, lettres… un dossier très détaillé. Elle avait déjà fait la moitié du boulot pour nous.
Il semblait que le mari en question était un nom connu dans le milieu de la banque. Sûrement la raison pour laquelle cette dame avait choisi un cabinet de détectives récent qui éviterait de faire des vagues. Sa disparition n’avait pas pu passer inaperçue : on essayait donc de la couvrir. Georges était bien plus intrigué qu’il ne voulait le laisser paraître. Je prenais beaucoup plus de pincettes que lui qui se lançait tête baissée dans ce mystère. Il avait toujours été passionné : dès que quelque chose l’intéressait, il fonçait. Pour ma part, un sentiment inconfortable s’emprit de moi du début à la fin de notre enquête.
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Ce jour-là, Nour le passa au téléphone. Elle appela tous les numéros inscrits dans les papiers fournis par la vieille dame. Malgré l’enchaînement de coups de fil, elle fit en sorte que tout cela passe inaperçu. Elle appela la banque du mari, se faisant passer pour une journaliste qui recherche une interview. Elle obtint beaucoup et peu de renseignements : personne ne dit rien, ce qui voulait tout dire. C’était comme si l’homme n’avait jamais existé. Sur internet, on trouvait son nom, rien d’autre. Il s’était tout simplement volatilisé. Comment retrouver un fantôme ? Georges s’était rendu à la banque, se faisant passer pour un client potentiel. Quant à moi, je m’étais rendue à l’adresse de leur domicile, afin de m’enquérir des allers et venus de notre cliente. Le soir même, nous nous regardions tous les trois, circonspects. Georges et moi sur le canapé de la salle d’attente, Nour à son bureau. Il était largement l’heure pour elle de rentrer chez elle, mais elle resta.
- Vous savez, Nour, vous pouvez rentrer chez vous, dit Georges en regardant sa montre.
- Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi elle n’est pas allée à la police, si c’est un cas de personne disparue ? Et pourquoi personne ne s’en inquiète mise à part elle ? murmura Nour, sans avoir entendu ce qu’on lui disait.
Elle était captivée. Après dix jours très (trop) calmes, elle se prenait au jeu de notre première affaire.
- Là !
Nour s’exclama en sautant de sa chaise. Nous avions repris nos places de la veille, Georges et moi sur le canapé, elle à son bureau. Georges sursauta légèrement. Je le soupçonnais de s’être légèrement endormi en passant en revue le journal intime de la victime (qui n’avait rien d’intime, mais parlait surtout de son business). Nour se leva et nous planta une feuille devant les yeux. Un relevé bancaire.
- Ce virement, ce n’est pas la première fois que je le vois, fit-elle en pointant du doigt une ligne qu’elle avait entourée au crayon à papier.
Je lui pris la feuille des mains puis me pencha sur mes propres relevés. Effectivement, je retrouvais également le virement. Tous les deux mois.
- Étrange, dis-je à voix haute. Il faut qu’on retrouve à quand ça remonte.
Nous passions deux heures sur les relevés : tous les deux mois, pour autant que nous le sachions. Impossible de savoir la date de début, cela devait remonter loin. Nous avions les relevés des deux dernières années.
- Je pense qu’on va devoir rendre une petite visite à notre cliente, soupira Georges. Bien joué, Nour, ajouta-t-il en relevant la tête vers elle.
- Merci, fit-elle, en rougissant légèrement.
Je la regardais du coin de l’œil, intriguée. Nous ne la connaissions que depuis deux semaines, mais j’étais certaine que nous avions fait le bon choix. Elle était bien plus intelligente qu’elle ne le laissait paraître ou ne le croyait elle-même. En cet instant, elle était extrêmement fière d’avoir trouvé notre première piste sur cette affaire.