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Quelques soupçons 1/49 min de lecture

Je me baladais la clope au bec, l’imperméable remonté, le chapeau sur les yeux, comme le cliché même de ma profession. Ca me dégoûtait un peu moi-même d’en être arrivé là, mais les circonstances m’y obligeaient. 

Elle avait bien insisté sur la nécessité de cet accoutrement et je ne répondais plus de mes actes quand elle me demandait un service. Je ne savais pas ce qui était plus terrible : devenir esclave de quelqu’un et s’en rendre compte ou n’en avoir absolument pas conscience. Je soupirai en regardant la cigarette que je tenais, la jetai au sol puis allai la ramasser pour la jeter lorsque je  croisai le regard désapprobateur d’une mère qui passait par là, son bébé dans les bras. Chaque mère me rappelait la mienne – peut-être justement parce que je me rappelais à peine d’elle. 

Je sortis de mes pensées en voyant apparaître la femme que j’étais censé suivre. La quarantaine, tirée à quatre épingles, droite comme si elle était fière de chacun de ses pas, elle trottait sur des talons aiguilles. Comment diable pouvait-on circuler ainsi avec autant d’aisance ? Des années et des années d’exercice pour réprimer l’inconfort, sûrement. Elle marcha d’un pas assuré jusqu’au café en face du tribunal, comme si elle rentrait chez elle. Sa routine était on ne peut plus banale. Au bout de quatre jours de filature, je la connaissais sur le bout des doigts.

Deux semaines auparavant, elle avait déboulé dans mon bureau. Elle était passée devant Nour sans même lui jeter un regard et ne lui avait pas laissé le temps de réagir alors qu’elle me disait : “J’ai besoin de toi, je suis désespérée et tu es le seul qui peut m’aider”. Comment ne pas lui dire oui ? Avec ses yeux noirs pétillants, ses cheveux bruns qui rebondissait sur ses épaules, son visage rond comme une bille, ses traits d’ange et sa silhouette parfaite, elle m’avait toujours paru être la femme parfaite. Malheureusement pour moi, elle faisait partie d’un mirage, d’un objectif inatteignable. Elle m’envoûtait. Je ne l’aimais pas d’amour, elle me fascinait. Comme un être surnaturel venu d’une autre planète. Une créature supérieure à qui il fallait obéir. Et elle avait conscience de l’emprise qu’elle avait sur moi. Elle n’en avait jamais abusé. Jusqu’à ce jour. Car je pense qu’elle avait conscience du danger qu’elle me faisait courir. Mais, comme elle me l’avait dit ce jour-là, elle était désespérée. 

Des présentations s’imposent. Moi, je m’appelle Georges, je suis détective privée. Malia et moi avons fondé notre cabinet il y a maintenant quatre ans. Nour est notre secrétaire. Nous avons tous les trois un passé que nous avons passé en revue, dans les moindres détails les plus embarrassants, afin d’être certains que personne ne se retournerait contre personne. Elles la connaissent donc. Elles me voient hypnotisé par elle, tout en sachant qu’elles ne peuvent rien faire. Elles ont l’impression que je perds tout mon bon sens – ce n’est pas tout à fait faux, mais je sens bien que, cette fois, quelque chose ne tourne pas rond… Pour une fois, quelque chose se trame et le danger est plus que réel. 

Celle que je ne peux nommer travaillait dans un cabinet d’avocat – quelle meilleure profession que celle-ci pour une femme qui ne pouvait que convaincre ? Elle se trouvait dans une situation délicate : elle soupçonnait un de ses clients de crimes graves que, même elle si impitoyable, ne pouvait cautionner. Elle était certaine que ce dernier avait un contact au tribunal, une personne haut placée qui le protégeait. Or, elle commençait à craindre pour sa propre personne. Ce client semblait avoir senti l’animosité qu’elle éprouvait envers lui et il n’était pas du genre à prendre des risques mais plutôt à agir par instinct. Et son instinct de survie semblait lui indiquer qu’il fallait se méfier d’elle – voire l’éliminer.

Alors, en bon soldat, je m’étais exécuté. Je suivais toute la journée et une bonne partie de la nuit la personne qu’elle soupçonnait être en train d’aider son client. Lorsque je m’étais défendu auprès de Nour, en lui disant que je ne pouvais la laisser en danger de mort, elle avait été catégorique : “Je suis sûre qu’elle invente, qu’elle dramatise, pour t’obliger à l’aider. Elle est peut-être désespérée, mais ce n’est pas quelqu’un qui a peur”. Je n’étais pas aussi sûre qu’elle… J’avais senti dans sa voix et son comportement une urgence que je ne lui connaissais pas. Même si sa vie n’était pas en danger, quelque chose de grave se tramait. Ce dont j’étais certain, c’est qu’elle ne me disait pas tout. 

Je ne savais pas comment mener à bien mon travail sans avoir tous les éléments en main. Alors, quand je n’étais pas occupée à m’exécuter, je faisais des recherches pour avoir le fin mot de l’histoire. Malia voyait bien que je négligeais les autres affaires pour celle-ci et avait peur que les clients nous filent entre les doigts. Je la comprenais mais mon instinct de détective prenait le pas sur le reste… Je me devais de résoudre cette affaire, pour elle, mais aussi pour moi. 

Est-ce que chacun vit cela ? Est-ce que chacun connaît cette détresse, ce vide, cette perdition absolue ? Le pilote en automatique qui exécute ses tâches par survie, navigue à vue, dans le brouillard épais du matin, en attendant désespérément que le ciel se dégage. Personne ne sait qui il est vraiment, ce qu’il vit, ce qui se passe dans sa tête. L’extérieur en contraste avec l’intérieur, le sourire face au cri interne, au brouhaha constant, au chaos permanent. Alors que j’arrivais à peine à y mettre de l’ordre, du sens, un simple coup de vent venait détruire les fragiles fondations de cet équilibre instable. Je me refusais à laisser la tempête gagner la bataille mais l’absence de visibilité rendait mes coups inutiles, il venait simplement me retirer le peu d’énergie qu’il me restait. Je me redressai, pris d’une crise de panique importante. Non, je m’y refusais : j’aurais le dernier mot, je ne me laisserais pas porter ainsi par les vagues, je reprendrais le contrôle du gouvernail et je sortirais enfin du brouillard. 

La femme dont il est question ici est une très vieille amie. Ce n’est peut-être pas le bon terme pour parler d’elle, mais je n’en ai pas d’autres sous la main, tellement notre relation est complexe. Je ne me rappelle plus vraiment comment nous nous sommes connus. Une simple conversation autour d’un verre dans une soirée, probablement. Nous n’avions même pas vingt ans et nous aspirions tous deux à devenir avocat. Mes rêves ont changé, pas les siens. Elle a réussi et pas qu’un peu ! Avocate défendant de grands criminels, elle est bien connue dans le milieu. J’essaye d’amener les malfaiteurs devant la justice, elle les libère… Elle s’est spécialisée dans les cols blancs, ne voulant pas avoir affaire à des crimes trop crus. Peu importe si ceux-ci détruisent des villes ou la planète par leur activité, elle se rassure sur le fait qu’ils n’ont pas tenu directement l’arme qui a pu tuer. Mais là, c’était différent : elle soupçonnait un de ses clients du meurtre de sa femme. Et ça, elle ne pouvait pas le tolérer.

Elle s’arrange avec la réalité et j’ai du mal à cautionner son cheminement de pensée. L’argent vous fait faire des choses folles… À côté de ça, ma droiture me met dans le rouge tous les mois. Les bonnes actions ne payent pas, je peux vous le garantir. Parfois, je me demande si je n’aimerais pas m’arranger avec ma conscience pour être plus comme elle… J’en suis incapable : l’injustice et la détresse des autres me touchent trop. Sûrement une qualité pour les autres, mais une grosse épine dans mon pied… Bien sûr, j’y trouve mon compte, de la gratification, une meilleure estime de moi (peut-être)… A côté de ça, j’ai du mal à garder un toit. 

Notre cerveau n’aime pas les contradictions, nous nous arrangeons pour ne pas en avoir. Nos raisonnements sont souvent tirés par les cheveux au maximum, mais la réalité nous rattrape souvent. Voilà ce qui se passait pour elle : pendant longtemps, elle avait fait l’autruche et aujourd’hui elle ne le pouvait plus. L’horreur de la situation l’avait obligée à trouver le courage de me contacter. Pour une fois, je ne pouvais que cautionner sa demande, même si elle me mettait dans une position impossible.

Je m’assis lourdement sur le canapé de la salle d’attente. Posé en face du bureau vide de ma secrétaire, je me demandai si cette affaire en valait vraiment la peine. Mais, à chaque fois que j’essayais de m’en défaire, les yeux doux de ma cliente et son visage d’ange me déstabilisaient. Je ne suis pourtant pas homme à me laisser embobiner facilement… Nour me réprimandait régulièrement à ce sujet : “Tu vas finir par faire couler le cabinet. Comment je vais retrouver du travail moi ? Personne ne va embaucher une secrétaire de détective, j’ai passé trop de temps chez toi…”. Je l’évitais du mieux que je pouvais ces jours-ci, la culpabilité et l’ambivalence me rongeant.

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